Lilith _ John Maler Collier (1892)
Afin de condamner le comportement antisocial des femmes insoumises, des figures féminines légendaires ont été altérées par les promoteurs d'une image tantôt insipide, tantôt diabolique, de la féminité. Tel fut le sort jeté à Lilith, figure originelle de l'insoumission, transformée en monstre infernal, en démon nocturne, en vampire femelle...Aujourd'hui, des écrivaines et des artistes s'en emparent pour mettre en scène l'émancipation de la femme moderne.
I. Des Lilin vers Lilith
Avant qu'elle ne devienne la figure féminine centrale de la démonologie juive, Lilith a déjà une longue carrière derrière elle. Elle est l'une des plus vieilles démones de l'humanité.
a. La figure babylonienne
Lilith est née au Proche-Orient ancien, à Sumer, berceau de l'écriture, il y a plus de 3 000 ans avant Jésus-Christ. La Mésopotamie est le foyer de ses origines c'est-à-dire la majeure partie de l'actuel Irak. A la faveur de courants migratoires importants avec l'arrivée de tribus agro-pastorales en provenance de l'Est et de populations sémites en provenance de l'Ouest, du développement simultané de la prospérité agricole et d'échanges commerciaux, le pays de Sumer devint un brillant foyer de civilisation, dotée d'un système d'écriture cunéiforme.
L'ancêtre directe de Lilith doit être recherchée dans la culture suméro-babylonienne, dans le panthéon surnaturel de l'ancien empire babylonien autour duquel s'active une tribu de démons et de démones. Il est important d'avoir à l'esprit la nature plurielle, collective de ces démons dont les caractéristiques se confondent. Les formes archaïques de Lilith sont manifestes dans la figure démoniaque de l'Ardat Lilî. De même que le démon mâle Lilû qui séduit les femmes pendant leur sommeil, l'Ardat Lilî convoite les hommes la nuit, s'infiltrent dans leurs foyers comme un souffle, ce qui est conforme à l'origine sumérienne de son nom. Lilith viendrait de "lil" signifiant souffle. Elle est une vierge frustrée qui volète vers l'homme, qui n'a jamais été imprégnée de son odeur, qui n'a pas été déflorée, qui ne connaît pas la volupté, qui ne donne pas de lait. Elle s'en prend donc aux hommes fiancés qu'elle rend impuissants et empêche les noces des jeunes filles....On dirait dans un langage plus moderne qu'elle est une vieille fille frustrée, dépourvue de vie sexuelle. Dans l'ordre des états de femmes, on pourrait dire aussi de cette Ardat Lilith qu'elle est la tierce et n'est libre ou "non liée" que par défaut. Nous sommes encore loin à ce stade de la figure émancipée, de la figure non liée mais dotée d'une sexualité exigeante.
Cette démone qui n'est pas une succube comme une autre semble avoir donné son nom à Lilith mais c'est une autre figure, plus individualisée, qui semble avoir légué ses traits à notre monstre femelle, contribuant ainsi à la caractériser.
Le Dieu du Ciel, An, préside le panthéon babylonien. Cette déité tutélaire a deux filles : la déesse Ishtar (ou Innana) qui est la déesse de l'amour charnel, de la fertilité, de la guerre et Lamme (ou Lamaschtu en akkadien). Celle-ci n'est en rien une "jeune fille de bonne famille". Elle demanda un jour pour son dîner à son père de la viande de nourrisson humain ! Elle fut vite en raison de sa méchanceté foncière boutée hors du cénacle divin. Jugez de sa nocivité par ses sept noms qui apparaissent dans les textes les plus anciens de la première dynastie babylonienne et notamment dans des listes incantatoires :
"Soeur des dieux des désirs,
Epée qui fait voler les têtes,
Celle qui embrase de désirs,
Celle dont la face est horrible,
Maîtresse des meurtiers de la main d'Irnina,
Celle qui provoque l'inflammation".
C'est une figure particulièrement antipathique ou, plus exactement, franchement nocive, délibérément mortifère : elle, la dévoratrice, la furie, l'ennemie, la voleuse, est une démone stérile qui attaque les femmes enceintes, les mères et les petits enfants qu'elle tue. L'iconographie akkadienne la représente sous les traits d'une femme nue, dont les membres inférieurs se terminent en serres d'oiseaux de proie, dont une partie du corps est généralement celle d'une lionne. Pour s'en préserver, des amulettes telle la "plaque des enfers" conservée au Musée du Louvre sont façonnées. Lilith serait-elle donc la synthèse de l'Ardat Lili et de cette Lamashtu ? En réalité, il faudra patienter jusqu'au Moyen-Age avec L'Alphabet de Ben Sira et les écrits de la Cabale pour qu'elle trouve une forme plus achevée.
b. La Lilith juive
Notre monstre femelle trouve ses lettres de noblesse maléfiques dans le judaïsme qui n'eut de cesse pourtant de lutter contre l'idolâtrie et les superstitions afin d'asseoir le monothéisme.
Le nom de "Lilith" apparaît pour la première fois avec certitude dans la Bible. Elle est une unique occurrence au sein non pas d'une liste de démons mais d'un bestiaire où cohabitent sur fond de ruine les chacals, les vipères, les autruches, les vautours, les chats et les chiens sauvages. C'est dans l'oracle aux accents apocalyptiques du Livre d'Isaïe (verset 34, 14) qu'elle apparaît une seule et unique fois :
"Là les satyres se donneront rendez-vous, là Lilith elle-même établira son gîte et trouvera une retraite tranquille."
Selon les historiens, ce passage du Livre serait plus tardif que l'ensemble dans lequel il s'inscrit et daterait de la période où, à la faveur de la reprise du pouvoir politique par les Perses, le peuple juif put regagner la Judée après le long exil à Babylone d'où sans doute il rapporta quelques démons et démones fort populaires. Si les satyres, démons lubriques et pervers, sont mentionnés plusieurs fois dans la Bible hébraïque, il n'en est pas de même de celle qui leur est associée dans l'oracle. Les références à des démons sont très tenues dans l'Ancien Testament écrit pour défendre le monothéisme, l'épurer des anciennes croyances en plusieurs divinités et qui évoque les revenants, les esprits et les démons que contre références-repoussoir et croyances auxquelles le peuple élu ne doit surtout pas sacrifier. Des traces de croyances mésopotamiennes étaient à l'oeuvre dans le judaïsme populaire et firent l'objet d'une censure sévère de la part des scribes. Cependant, ce n'est pas parce que Lilith n'est mentionnée qu'une fois qu'elle est sous-estimée. Elle est fantasmatiquement très présente, un peu comme la figure sadienne l'est dans les textes du XIXe siècle où il n'est pas nommé en tant que tel mais apparaît comme un point limite de la littérature, comme cette zone interdite où il ne fait pas bon de se rendre, encore moins de s'y perdre. Elle est prend place parmi cette faune fantastique issue de la mythologie populaire, fait partie de la cohorte de ces agents de malheurs qui hantent les régions désolées et les contrées maudites, commettent la nuit leurs méfaits, s'incarnent dans des bêtes sauvages. Les dictionnaires d'hébreu moderne d'ailleurs l'envisagent volontiers comme un chat-huant, un hibou, une chouette. La démonologie babylonienne apparaît en filigrane du texte sacré et sans doute que la dangerosité de Lilith est trop grande pour prendre le risque de la nommer plusieurs fois...Car la nommer, ne serait-ce pas la convoquer, lui donner prise ?
Les traductions tardives de la Bible bénéficient des acquis d'une figure mythique construite. Car pendant longtemps, Lilith a été évoquée via un nom commun au pluriel ou bien par une autre créature monstrueuse. La créature démoniaque singulière a longtemps coexisté avec des Lilin ou bien des Lîlîot partie intégrante d'une liste de démons et de mauvais esprits.
Dans les manuscrits de la Mer morte, découverts dans les années 50, textes bibliques les plus anciens connus à ce jour (datant du IIIe siècle avant J-C pour certains), on retrouve le livre d'Isaïe dans son intégralité avec quelques variantes. Ce sont des Lîlîot qui sont mentionnées et non une figure individualisée prénommée Lilith. Mais on retrouve Lilith dans le Chant du Sage de Qumrân où elle figure parmi les esprits d'anges de corruption et les esprits des bâtards - "démons, Lilith, hiboux et chats sauvages"- contre lesquels il faut se prémunir.
Dans la première traduction grecque de la Bible hébraïque, datée du IIIe siècle avant JC, elle apparaît via une autre créature fabuleuse. Le nom propre Lilith du Livre d'Isaïe est en effet remplacé par le nom commun "onocentaure."
Dans la vulgate, traduction latine de la Bible faite par Jérôme au IVe siècle, elle est traduite par Lamia, figure mythologique d'origine grecque qui partage avec Lilith une redoutable spécificité démoniaque : le meurtre d'enfants.
Lilith apparaît sous les traits de "la fée" dans la traduction de la Bible de Benoist, en 1568 et de "la sirène" dans la traduction de la Bible du Maistre de Sacy, au XVIIe siècle. Ce n'est en rien une édulcoration car la sirène est aussi une créature réputée dangereuse , un monstre marin avec une tête et une poitrine de femme.
De même, dans les paraphrases de la Bible en araméen qui permettaient l'étude et servaient à la liturgie, c'est le pluriel qui domine au sein le plus souvent d'une triade qui fonctionne comme un cliché : "ruhin (esprits), shedin (démons), lilin." Cette légion de personnages infréquentables ont une origine : selon certains rabbins, ce serait des enfants démoniaques d'Adam, nés pendant la période – 130 ans - où ce dernier se sépara d'Eve après la mort de leur fils Abel, assassiné par Caïn. Contrairement aux ruhin dépourvus de corps et de même que les shedim qui ont une forme humaine, mangent et boivent, les lîlîn ont une forme humaine mais sont dotées d'ailes. Les lilin correspondent à un terme araméen qui était devenue la langue la plus répandue de l'aire mésopotamienne car l'hébreu n'était plus suffisamment connu.
Puis, la figure démoniaque s'individualise peu à peu :
Dans Le Talmud de Babylone (Ve siècle après J-C), qui recense les commentaires et les interprétations orales des rabbins et complète la Bible écrite, Lilith y apparaît comme un démon ailé à figure de femme, dotée d'une longue chevelure et se livrant à des attaques nocturnes d'ordre sexuel en direction d'hommes seuls dans une maison : "On ne doit pas dormir seul dans une maison, et celui qui dort seul dans une maison, Lilith le prend" (Shabat 151b). La longue chevelure est une constante physique de Lilith : elle est un attribut de la féminité étroitement associée au mal dans de nombreuses religions : chez les Juifs orthodoxes, les femmes doivent se raser la tête la veille de leurs noces puis portent la perruque. Couvrir sa tête par un foulard, c'est cacher sa honte selon la religion juive. Dans le livre d'Isaïe, d'ailleurs, on trouve une réprimande sévère de Dieu à l'encontre des belles dames de Jérusalem trop orgueilleuses et coquettes. Le Seigneur réclame en lieu et place des "savantes tresses", le crâne rasé et la marque infâmante en lieu et place de la beauté... Dans la plupart des occurrences, Lilith n'est pas explicitée comme si ses caractéristiques étaient connues de tous et qu'il n'était donc pas besoin de trop s'attarder sur les détails ou alors donner trop de détails serait attacher trop d'importance à cette référence gênante, en dévoilant de plus un désir suspect tout en attisant celui du lecteur...
Comme tout démon appelle son exorcisme, Lilith a fait l'objet dès son émergence de formules incantatoires visant à protéger ses victimes potentielles. Des bols magiques ont été découverts au XIXe siècle au Proche-Orient sous des habitations ou des cimetières. Ils témoignent des croyances qui ont longtemps eu cours dans cette région du monde mais aussi au Moyen-Orient. Certaines incantations retrouvées exigent par exemple la séparation entre la démone et ses cibles sur le modèle du "guet". Le "guet" tient lieu d'acte de divorce dans le judaïsme et surtout il consiste en une lettre de répudiation signifiée brutalement à la femme par l'homme. Dans ces formules, l'exorciste conjure la Lilith mais aussi les Lilith mâles et femmes ainsi que la sorcière et la goule de quitter la demeure, de ne hanter ni les visions du jour ni les rêves nocturnes. Il les prévient de leur bannissement. La figure de Lilith apparaît sur certains bols dits "magiques" comme une figure échevelée, nue, enchaînée. Les liens représentés sont parfois redoublés dans les phrases incantatoires elles-mêmes, comme sur ce bol retrouvé en Iran où l'inscription en mandéen mentionne tour à tour la ceinture de fer autour de son crâne, l'anneau de fer dans son nez, les crochets de fer dans sa bouche, la chaîne en fer autour de son cou, les menottes en fer à ses mains, les blocs de pierre à ses pieds, etc... Le traitement infligé à cette créature est à la mesure de la dangerosité que l'on lui prête.
Notre monstre femelle n'est donc pas au départ une créature très individualisée ni d'ailleurs exclusivement féminine. Elle le devient à la faveur d'une lente construction qui l'a fait sortir d'un fourre-tout démoniaque pour l'ériger en figure extraordinaire. Quelle ascension en effet ! Celle qui n'était qu'une démone parmi d'autres, mentionnée parmi d'autres animaux peu amènes et dans une triade où elle figurait aux côtés des esprits nocturnes reçoit à la faveur du Moyen-Âge un statut exemplaire : celle de la première femme d'Adam puis d'épouse de Satan. Tout le monde connaît Ève mais peu savent que cette servante d'amour fut précédée de cette figure de l'insoumission. Coup de théâtre dans le jardin d'Eden...
II. La première Ève, L'épouse de Satan
a. La première Ève
La Bible est un écrit composite, constitué de multiples strates, qui entremêle sources et traditions. Le récit de la Genèse présente d'emblée une anomalie pour tout lecteur attentif. En effet, lorsque Dieu créa l'univers et l'humanité, il est dit dans un premier temps qu'au sixième jour, il créa l'homme à son image et "qu'à l'image de Dieu il le créa ; mâle et femelle il les créa.". Le "et" joint dans un rapport très égalitaire la création mâle et la création femelle. Les deux êtres sont bénis et Dieu les invite à être féconds, à remplir la terre et à dominer toute la création. Il n'est pas question de dominer alors la femme désignée par "femelle." Tout semble limpide. Cependant, un peu plus loin, l'on apprend que le Seigneur-Dieu modèle l'homme avec de la poussière prise du sol et insuffle dans ses narines l'haleine de vie. Il n'est plus question d'une femme. L'homme est placé dans un jardin en Eden afin de cultiver le sol. Il naît d'emblée agriculteur... ce qui n'est sans doute pas sans lien avec les tribus agro-pastorales qui s'établirent en Mésopotamie vers le IVe millénaire et contribuèrent au développement agricole de toute la région... Le Seigneur ne demande pas l'avis à l'homme et décide de lui créer une aide qui lui soit semblable à partir de l'une de ses côtes :
"Le Seigneur Dieu transforma la côte qu'il avait prise à l'homme en une femme qu'il lui amena. L'homme s'écria "Voici cette fois l'os de mes os et la chair de ma chair, celle-ci, on l'appellera femme car c'est de l'homme qu'elle a été prise. Aussi l'homme laisse-t-il son père et sa mère pour s'attacher à sa femme, et ils deviennent une seule chair. Tous deux étaient nus, l'homme et sa femme, sans se faire mutuellement honte.".
On connaît la suite : l'interdit de toucher à l'arbre de la connaissance du bonheur et du malheur est enfreint par la femme dont les yeux sont décillés par le serpent. Afin de la punir, le Seigneur annonce à Eve qu'elle connaîtra les douleurs terribles de l'enfantement, qu'elle sera avide de son homme et dominé par lui et tous deux sont boutés expressément hors du jardin d'Eden. La Genèse, on le voit, hésite sur la place accordée à la femme : créée en même temps que l'homme à la ressemblance de Dieu ou découlant d'Adam, subordonné à lui, voué à être son soutien dans un destin mortel devenu difficile en raison de la faute commise ?
L'idée d'une première Ève affleure dans les commentaires rabbiniques des premiers siècles. Ces commentaires sont profondément misogynes. Tout un pseudo-savoir sur les femmes est convoqué afin de justifier la difficulté de Dieu à créer une compagne digne d'Adam. Ainsi, dans l'un des commentaires, Adam examine la création divine et s'écarte d'elle parce qu'elle est pleine de sang et de secrétions alors Dieu crée en cachette Ève. Dans un autre commentaire, Dieu est en proie à un grand questionnement : à partir de quelle partie du corps de l'homme, va-t-il créer la femme ? Dès qu'il examine une possibilité, l'oreille, l'oeil, la bouche, le coeur est associé un défaut prêté aux femmes : la vanité, la médisance, la curiosité, la jalousie. Car malgré la belle trouvaille de Dieu, une côté d'Adam, la femme créée concentre tous les défauts tant redoutés. Et le rabbin se plaît à citer des passages de la Bible qui confirment ses poncifs : "Je ne l'ai pas créée à partir de l'oreille, pourtant elle est indiscrète : Sara écoutait à la porte de la tente..." Il faut attendre le Moyen-Âge pour que la première création de Dieu reçoive le nom de Lilith. C'était un bon moyen de résoudre la contradiction apparaissant dans le texte de la Genèse. L'histoire apparaît pour la première fois dans L'Alphabet de Ben Sira, recueil anonyme rédigé en hébreu et en araméen autour du Xe siècle et considéré comme religieusement incorrect.
+ Dans l'Alphabet de Ben Sira, le roi de Babylone, Nabuchodonosor, invite à la cour Ben Sira et lui demande de guérir son bébé mâle alors malade. Ben Sira confectionne une amulette de protection des nouveaux-nés, y inscrit les noms des anges protecteurs puis lui raconte l'histoire de Lilith dont les méfaits sont réputés être contrés par de telles mesures de prévention. On apprend que Dieu crée une femme de la terre comme Adam mais que rapidement, l'homme et la femme en vinrent à se quereller. La fière Lilith se rebelle contre Adam au nom d'une posture sexuelle dont elle ne veut pas et qui traduit le rôle subordonné que veut lui faire endosser l'homme. Il n'était pas interdit de pratiquer l'acte sexuel ainsi lorsque c'était l'homme qui désirait être en-dessous de la femme mais la pratique n'était guère encouragée. Soi-disant qu'elle pouvait faire des boiteux...! L'enjeu dépasse cependant la simple question sexuelle qui est une métaphore pour désigner qui aura le pouvoir. Du côté de Lilith, c'est une revendication impossible à satisfaire tant le pouvoir économique, religieux, politique est aux mains de l'homme. Si la femme règne fantasmatiquement, elle ne gouverne pas. Son pouvoir symbolique est inversement proportionnel à son pouvoir réel. Il n'est pas bon d'être une femme comme le montre la Bible. La construction du monothéisme a une bonne base patriarcale et la religion chrétienne n'en a pas l'apanage. Dans la Bible, la femme doit être subordonnée à son mari et accouche dans la douleur. Si elle a un enfant mâle, elle est impure pendant 7 jours et attend la purification de son sang pendant 33 jours : ce sera le double si l'enfant née de sexe féminin...
+ Dans la liturgie juive, l'homme remercie le Seigneur de ne pas être née femme tandis que la femme remercie le Seigneur de l'avoir faite selon sa volonté. Heureux programme..Plus grave encore, Lilith enfreint un interdit en prononçant le nom de Dieu ce qui lui donne les moyens de partir sur un mode magique puisqu'elle s'envole. Non seulement elle se rebelle contre Adam mais elle se révolte contre la loi de Dieu, refusant de suivre les anges envoyés par le Seigneur afin qu'elle rentre au jardin d'Eden aux côtés de son homme. Les anges abandonnent très vite la partie, n'insistent pas plus que ça. Notre Lilith ne reste donc pas à sa place et ne se contente pas de s'indigner.... De femme de chair et de sang, elle devient une démone aîlée, qui trouve refuge dans la mer d'Egypte, lieu considéré comme maudit en raison sans doute du long esclavage infligé aux Hébreux par les Egyptiens. Sa diabolisation est en marche...
+ Dans le Zohar, troisième livre sacralisé par la tradition juive après la Bible et le Talmud, Lilith et la première Eve sont associées sans hésitation. Cependant, contrairement à la légende, Lilith est tirée dans le Zohar d'un côté d'Adam (et non d'une côte) comme Ève. Le couple a des relations sexuelles et enfante : "J'ai découvert ceci dans les livres des anciens : le côté qu'il prit était la Lilith originelle qui demeura avec l'homme et en fut enceinte. Mais elle n'était pas une aide face à lui."
+ Dans d'autres commentaires du Talmud, le premier homme était composé de deux faces dont un mâle et une femelle. Dieu scia le corps et fit un homme et une femme des deux côtés, ce qui n'est pas rappeler le mythe de Platon dans Le Banquet. Lilith a donc été aussi présentée comme une moitié de l'androgyne originel.
Lilith comme Ève première sera promise à un grand succès, depuis l'inscription sur les amulettes protectrices des nouveaux-nés, "Adam et Ève, dehors Lilith Ève première" jusqu'aux représentations littéraires et artistiques qu'elle inspire. Cette assimilation est connue dès le Moyen-Âge dans les milieux juifs et chrétiens. Chez les commentateurs chrétiens, la légende n'est pas trop prise au sérieux et ils ont tendance à rejeter la fable de leurs interprétations religieuses. Mais la croyance juive jugée un peu fantasque fait néanmoins écho dans le monde chrétien notamment à la faveur de l'engouement de certains chrétiens comme Pic de la Mirandole pour la Cabale. Lilith s'immisce dans les représentations visuelles de la période où l'engouement est grand pour la Cabale. On peut la trouver dans les scènes picturales représentant la création et la faute originelle. Elle sème le trouble dans le couple originel comme une maîtresse dans un couple légitime. Sur quelques représentations, le serpent tentateur a une tête de femme et semble renvoyer à Lilith comme sur le trumeau du portail de la vierge sur la façade ouest de Notre-Dame de Paris.
Pire encore, la figure de l'insoumission devient la figure du Mal même, apparaissant comme le double inversé d'Eve, incarnant la tentation démoniaque aux côtés de Samaël.
b. L'épouse de Satan
Chassée de la couche d'Adam comme du texte biblique, Lilith trouve refuge dans les eaux noires d'Egypte et dans d'autres écrits en marge de la tradition. Dans certaines variantes de la légende de Ben Sira, elle apparaît comme une femme souillée parce que le grand démon l'a prise. Ce grand Démon se précise dans la Cabale où il désigne le redoutable Samaël soit le prince des Enfers chez les chrétiens, promis lui aussi à une belle promotion funeste. Lilith l'épouse en secondes noces. La Cabale désigne les mouvements et les doctrines mystiques sur Dieu et l'univers qui puisent à de nombreuses sources. La question sur l'existence du mal et sa nature était au coeur de la spéculation cabbalistique et tout spécialement des courants gnostiques. Dans un traité du XIIIe siècle, "Traité sur les émanations de la gauche", d'Isaac Ha-Cohen, le couple satanique est justifié par une logique dualiste. À l'origine du mal, les émanations issues du côté gauche de la divinité ; à l'origine du bien, les émanations issues du côté droit. Couples d'opposés faisant partie de la création, l'un étant nécessaire à l'autre, la réalité du mal fait partie intégrante de la réalité universelle. Le traité nous réserve des surprises car il distingue une vieille Lilith mariée à Samaël et une jeune Lilith mariée à Asmodée. Le traité des émanations s'inspire aussi de la la légende de Ben Sira mais s'en écarte dans la mesure où le duo Samaël_Lilith apparaît comme le doublon obscur du couple Adam et Ève. Moins connu est le jeune couple formé par Asmodée, le roi des démons et la jeune Lilith. Le premier est cité dans le Livre de Tobi qui se réfère à la tradition des pères chrétiens. Personnage récurrent de la démonologie, il est fréquemment tenu pour le fils de Naâma, l'une des quatre reines des démons, à laquelle Lilith est souvent associée. La jeune Lilith serait quant à elle la fille d'un roi nommé "le Nordique" et la mère d'un démon régnant sur une myriade de démons. La jeune fille est belle mais c'est un masque : elle est en réalité monstrueuse, lubrique, incandescente, faisant tourner les têtes...Quant à Lilith, dite "la matrone", elle est aussi associée au monstre marin de la création dans la Genèse, le Léviathan. C'est le premier couple qui devient l'un des thèmes juifs les plus populaires sur l'existence du mal avec une préférence marquée pour Lilith qui apparaît comme une belle séductrice alors que son mari satanique a des cornes, est sombre et louche !
III. De la femme fatale à la figure d'émancipation féminine
a. La femme fatale
Nous avons évoqué la vierge inassouvie qu'était l'Ardat Lilith dans la culture mésopotamienne. Celle qui s'infiltre dans les maisons la nuit pour troubler le repos de l'homme est cependant loin d'être innocente tant cette succube est liée à l'onanisme et aux fantasmes. La figure a évolué vers une sexualité de plus en plus apparente ce qui n'est pas sans dénoter la peur des exégètes masculins à l'égard d'une femme primordiale et dangereuse tout en nourrissant celle-ci de nouvelles occasions d'effroi : car Lilith est une figure séductrice et voluptueuse qui n'aime pas, comme le montre la légende de Ben Sira, qu'on lui impose un désir qui n'est pas le sien. Comme le montre la querelle autour de la position sexuelle, Lilith refuse d'être entravée dans l'expression de son désir, refuse d'être dominée, veut jouir pleinement, sans entraves, être aussi à l'initiative de l'acte sexuel. Cette revendication désirante, elle la paiera cher puisque Dieu la chasse et la condamne à vivre au ban de l'ordre divin. Et c'est parce que Lilith la séductrice s'immisce dans les relations sexuelles du couple légitime qu'elle menace les nourrissons. Éros et Thanatos sont profondément liés chez cette démone qui souffle d'un air impur sur les hommes, récupère leur semence et engendre ainsi des démons tout en se perpétuant. Toute pollution séminale est jugée alors démoniaque et appelle des rituels de purification sexuelle, comme le montre d'ailleurs Le Lévitique où les impuretés sexuelles de la femme comme celles de l'homme font l'objet de prescriptions rigoureuses.
Le fil rouge de cette construction mythique est sans nul doute la nature profondément sexuelle de Lilith. Le monstre femme convoite les hommes dans leur sommeil, se nourrit de leur liqueur, leur donne des enfants hors du lit légitime. C'est une maîtresse diabolique. L'incube a eu beaucoup moins de succès que cette succube qui aime s'en prendre aux hommes seuls. Attention messieurs, ne dormez pas seul dans une maison, Lilith veille...! Elle active ainsi cette mâle-peur ancestrale décrite notamment par Gérard Leleu. La peur masculine aurait sa source dans le spectacle d'une toute puissance sexuelle féminine et aurait conduit à la mise en place de mécanismes de répression : les mutilations sexuelles, le mariage imposé, la dévalorisation de la femme, les violences, etc. Lilith constitue une menace d'engloutissement, d' "avalage", de perte totale de soi contraire à tous les efforts pour construire un ordre social favorable à la gent masculine, détentrice du pouvoir...
La nature profondément sexuelle et redoutable de la belle Lilith était une aubaine pour les arts et les lettres qui s'en sont emparés, prolongeant ainsi la poésie des textes cabalistiques. C'est au Moyen-Age que le mythe atteint son apogée, déployant ses multiples facettes : la figure désormais individualisée renvoie à la première femme de la Création, à l'épouse de Satan, à la tueuse d'enfants et à la séductrice infernale : elle mêle en un seul nom diverses figures de la transgression : la mauvaise mère, la femme insoumise à son mari, la séductrice, celle qui enfreint la loi de Dieu...et déroge à ce qu'une femme parfaite devrait être : obéissante, pieuse, chaste, mère avant tout. Lilith est une révolution féminine à elle seule. Qu'en ont fait les arts et les lettres avant qu'elle ne devienne une figure positive de l'émancipation des femmes ?
Au XIXe siècle : les découvertes archéologiques en Mésopotamie génèrent un engouement pour la figure de Lilith. L'orientalisme marche de concert avec l'ésotérisme. Cet engouement pour l'Orient s'explique aussi en réaction au matérialisme qui s'impose puisqu'il fait la part belle à la liberté imaginative contre le culte du savoir objectif. Lilith fascine notamment les Romantiques.
Dans le Faust de Goethe (1808), la figure de Lilith n'est pas centrale et se trouve édulcorée. Seule la séduction demeure, exit la tueuse de nouveaux-nés : la première femme d'Adam et la séductrice sont ainsi nommées par Méphistophélès à l'attention de Faust:
"La première femme d'Adam.
Mais prends garde à ses beaux cheveux.
À cette parure qui lui confère un splendeur unique.
Quand elle y enserre un homme jeune,
Elle ne lâche pas de sitôt."
Notons ici que les cheveux ne sont pas seulement un atout physique mais la thématique de l'étranglement, de l'enchaînement par les cheveux est discrètement évoquée. La dangerosité de Lilith affleure et contribue à son pouvoir érotique.
Dans La Fin de Satan de Victor Hugo (1886, posthume), la figure est davantage diabolisée. Elle suscite l'effroi et constitue une figure du Mal et de la Fatalité : elle fut renvoyée dans l'ombre par Adam, "elle roule à jamais dans la noire nuée", elle est "l'âme noire du monde", "un spectre de nuit", elle est "la noirceur éternelle et farouche des nuits", "la grande femme d'ombre". Son caractère premier - née avant Ève - est respecté. En revanche, elle apparaît davantage encore liée à Satan puisque Hugo en fait sa fille aînée. Il en fait aussi une femme répudiée par Adam et non une figure de la révolte qui part de son plein gré. Associée à la déesse égyptienne, Isis, et à la goule arabe, Lilith n'est pas épargnée : figure mortifère, funeste, fatale, guidée par un orgueil insensé, le péché capital incompatible avec le destin qui choit à une femme car "femmes, l'homme est le roi", dit encore le poète.
Chez Rossetti, le peintre et poète à l'origine de la toile Lady lilith et du poème "La beauté physique", Lilith apparaît comme une femme fatale qui attire et étouffe les hommes par ses cheveux magiques, prend possession de leur coeur, de leur corps, de leur vie. L'éternel féminin est placé sous le double signe de la beauté charnelle et du danger.
Au XXe siècle :
Dans Couleur du temps, d'Apollinaire, drame en vers (1918), Lilith est citée parmi les « dieux monstrueux » et se lamente,
Dans le court poème de Nabokov, "Lilith", une jeune fille perverse aguiche l'homme mûr, le rend fou de désir comme dans le roman "Lolita". Lilith n'apparaît ici que comme figure de la séduction détachée de toute référence religieuse. C'est l'époque où l'érotisme naît comme mythe moderne, où le sexe devient une question à part entière et préoccupante Outre-Atlantique de même qu'en France où l'érotisme se manifeste comme "Le problème des problèmes." (Bataille).
On le voit : Lilith est une figure privilégiée que l'on recherche et que l'on fuit tout à la fois, dans laquelle l'homme projette ses peurs et ses désirs, révélant l'ambivalence du rapport à l'autre sexe.
Mais Lilith devient aussi une figure dont les femmes s'approprient dont notamment les écrivaines dites "érotiques" en quête de d'autres façons de dire et de mettre en scène le désir féminin et le plaisir sexuel. Car pendant longtemps, la littérature érotique a été un bastion masculin. Il n'était pas de bon ton pour une femme d'emprunter les chemins de traverse littéraire dont l'érotique, jugé peu conforme à l'idéal moral de modestie et d'humilité pesant sur les femmes.
b. Symbole de l'émancipation féminine
Anaïs Nin est une pionnière. Elle ose exprimer ce que peu de femmes avant elle ont osé exprimer, soit l'exaltation sexuelle d'une femme amoureuse de plusieurs hommes dont le ténébreux écrivain Henry Miller qui devint son amant alors qu'elle était mariée à un banquier New-Yorkais prénommé Hugo. Elle a écrit des œuvres de fiction – nouvelles et romans - des essais, une correspondance abondante et surtout une œuvre autobiographique impressionnante, son fameux journal qui commence en 1914 (Anaïs a alors 11 ans) et se termine en 1974. Anaïs est surtout reconnue de nos jours comme écrivaine à part entière grâce à ce journal qui fait l’objet de cours dans certains départements de Women’s Studies aux USA. Elle est également connue pour ses recueils de nouvelles érotiques : "Vénus erotica", "Les Petits oiseaux" et "Alice et autres nouvelles". C'est dans le recueil de nouvelles érotiques écrit en 1940 à des fins alimentaires et pour un riche collectionneur qui réclamait une approche directe du sexe que prend place la nouvelle Lilith. Cette nouvelle étonne dès la première phrase car le lecteur apprend que l'héroïne Lilith est frigide, ce qui semble faire écho à la toute première appréhension d'une démone mésopotamienne insensible au plaisir. On comprend à la lecture de ce texte que la frigidité n'est pas due à un dysfonctionnement mais à la mésentente sexuelle avec un mari trop impassible pour enflammer une femme qui ne demande qu'à être "révélée." Le personnage apparaît doté d'un fort tempérament ou plutôt lui sont attribués des défauts qui dénotent une énergie libidinale forte mais refoulée : elle est sujette à des crises de nerfs, à des manifestations de colère, à des accès de panique. Comme la figure légendaire, elle apparaît comme une créature échevelée, aux cheveux électriques, aux yeux brillants, au corps fébrile et nerveux. La comparaison avec une "bête sauvage perdue en plein désert" fait sens maintenant que l'on connaît la réputation de la première Ève. Le personnage de Nin s'épuise en vain et ne trouve pas d'écho à sa propre sauvagerie, son mari ne connaissant rien aux préliminaires du désir. En lisant cette nouvelle et contrairement à Jacques Bril qui fait du personnage de Nin une figure de la négativité, profondément antipathique, l'on ne peut s'empêcher de faire de cette Lilith une projection de Nin. Celle-ci se définissait dans son Journal comme un être éclaté, morcelé, divisé, en miettes, déchiré entre des tentations contradictoires : la sérénité affective d'une part et la folle ardeur d'autre part. Cette Lilith ne serait-elle donc pas l'Anaïs vivant avec Hugo, confrontée à la passivité d'un époux trop prévisible. Ainsi, dans son Journal du 23 octobre 1932, Anaïs écrit :
"Ce fut toujours le côté passif de son caractère qui me mettait au supplice (…). C’est sa fidélité même qui le rend aussi immuable, aussi taciturne, aussi limité. Mais maintenant je suis en paix. Je ne lui ferai plus de mal. Je crains seulement qu’il ne sache ce que je fais. Je voudrais le rendre « humainement » heureux. Humainement, il représente une telle perfection. C’est sa perfection qui me limite. Son existence est une limite. Peut-être est-ce aussi mon salut, car les constants renoncements à la vie auxquels il me contraint sont la seule discipline que j’aie jamais connue."
La fiévreuse Nin déplore le manque d'habileté érotique de son mari qui court par ailleurs les bouquinistes dans l'espoir de pimenter leur vie de couple, en vain. La frigidité de Lilith pourrait être l'expression de la mésentente sexuelle conjugale de Nin alors même que son tempérament de feu trouvera un partenaire à sa mesure en la personne de Miller... Pour reprendre une belle phrase de Joumana Haddad sur Lilith, son orgasme rétif est en réalité un fleuve brûlant. La figure légendaire sert donc ici de révélateur et de masque pour dire ce qu'une franche attitude autobiographique ne saurait faire apparaître dans des nouvelles érotiques. Le journal de l'écrivaine éclaire la nouvelle...
Des écrivaines d'autres aires géographiques se sont emparées aussi de la première Ève, telle que la libanaise Joumana Haddad, auteure du "Retour de Lilith" où se mêlent divers modes d'expression : récit biblique, scène dramatique, poèmes, chant, etc... Dans la lecture qui vous a été faite, la figure émancipée apparaît nettement et contrarie les discours masculins dévalorisants tenus à son encontre. Dans le Commencement premier, l'homme n'est pas seulement victime d'une prédatrice mais il ne veut pas s'échapper des rets délicieux de Lilith. Le mythe du monstre femelle est transcendé chez la poétesse qui restitue les multiples facettes de la démone et en fait la figure de la femme totale en laquelle s'embrassent tous les contraires, en laquelle se résolvent toutes les contradictions : vierge et libertine, blanche et noire, côté droit et côté gauche, Sud et Nord, etc. De même que ses prédécesseurs, la poétesse consent à la trame principale de l'histoire : Lilith, première femme d'Adam et figure de l'insoumission. Cependant, contrairement à Hugo qui parle de "répudiation", Joumana restitue à Lilith l'initiative de son départ de l'Eden. C'est Lilith qui rejette Adam et son paradis ennuyeux afin d'inventer sa propre vie, de façonner sa liberté, "d'hériter de sa vie." Joumana ne s'attarde pas sur la tueuse d'enfants mais sur celle qui a refusé les assignations traditionnelles et qui a été punie pour avoir enfreint ce qui avait été écrit. Eve fait pâle figure après Lilith qui est l'origine, la partenaire tandis qu'Ève est la soumission et l'ombre. Non contente d'évoquer la seule figure de Lilith, mythe originaire, Joumana convoque d'autres figures féminines qui apparaissent comme autant de bras armés de Lilith : Dalila, Salomé, Néfertiti, la Reine de Saba, Hélène de Troie, Marie-Madeleine, Ishtar, Artémis, etc... Joumana se livre à une revalorisation assumée de Lilith contre les maléfices que la mythologie lui a attribués. La démone des poètes devient sous sa plume une "sur-femme" qui est toutes les femmes à la fois sans jamais se réduire à l'une de leurs facettes. Une figure totale...
La "Lilith" d'Alina Reyes, auteure bien connue du Boucher et tout récemment de "La charité de la chair", est également une figure puissante et qui n'a rien perdu de sa force maléfique. Reyes lui rend sa haute stature de figure cruelle, amorale qui la caractérise dans les sources juives. Dans une ville imaginaire dénommée Lone, une femme, directrice du musée d'histoire naturelle, fait sortir la Lilith tapie en elle, avide des hommes, à la faveur d'une opération de chirurgie esthétique réalisée par son ancien amant érigé en quelque sorte en créateur et dont la créature n'hésitera pas à se venger, lui et sa compagne... Vengeance de la première femme d'Adam contre le couple mythique ? Avide des hommes, elle les séduit et s'abreuve de leur sperme la nuit puis s'en prend à eux jusqu'au sang avant de rencontrer le fameux Samaël avec lequel elle s'unit, de qui elle enfante et avec lequel elle forme un nouveau couple de la fin du roman. C'est un roman érotique et cruel qui abonde de scènes sexuelles et où Lilith apparaît aussi comme une figure appelant à l'émancipation des femmes. C'est que montrera le passage lu par Marie Ruggeri, "L'ange noir". Il n'est d'ailleurs pas sans rappeler le "Manifeste de la femme futuriste" et "Le Manifeste de la luxure" de Valentine de Saint-Point en 1913 qui invite les femmes à sortir des guenilles sentimentales pour viriliser leurs comportements. Dans "L'ange noir", Lilith invite les femmes à prendre le pouvoir en pleine lumière et à sortir de leur position victimale dans laquelle elles se complaisent. Appel vibrant à se réinventer et à aimer loin de toute assignation et à faire le deuil du prince charmant pour mieux conquérir sa liberté, loin de tout ce qui entrave et paralyse. Plutôt que l'obsession identitaire, c'est la liberté qui est promue non contre les hommes mais tout contre car Lilith aime les hommes, ne veut pas se battre contre eux mais pour eux, pour elle-même, contre elle-même.
La revalorisation de Lilith devient un renversement symbolique chez les féministes qui s'en emparent pour en faire un symbole d'émancipation, occultant la part maléfique de la meurtrière d'enfants. C'est le cas des féministes juives qui vont droit à la tradition et retiennent de cette figure ce qui peut servir directement leur cause : une cause en faveur de l'égalité en droits bien sûr mais qui n'est pas déliée de la religion, certaines féministes réclamant une plus grande place dans le judaïsme et l'accès aux études religieuses. Lilith connaissait le nom ineffable de Dieu d'où l'exemplarité qu'elle peut être pour des juives pratiquantes. Comme on le sait, pour changer les rapports entre les femmes et les hommes, il ne suffit pas d'un arsenal législatif conséquent mais c'est au niveau des représentations symboliques qu'il faut agir, non seulement en les déconstruisant mais aussi en en proposant d'autres, plus soucieuses d'égalité.
Dans l'un des textes fondateurs de l'Organisation féministe juive, "Applesource", rédigé en 1972 par des juives Nord-américaines, on trouve un conte original où Lilith ne s'évertue pas à exercer sa vengeance sur Ève mais devient amie avec la deuxième épouse d'Adam. Lilith se manifeste dans ce conte comme une femme qui paie chère sa liberté par la solitude et l'exclusion de la communauté humaine mais qui parvient à convaincre Eve de conquérir sa propre liberté. Car Ève dans le jardin d'Eden s'ennuie... En lieu et place de la femme qui menace les femmes en couche et les bébés, Ève dont la vie était alors limitée, découvre une femme comme elle et la rejoint dans l'insoumission.
Une revue "Lilith" est également créée à New York en 1976 par des féministes juives nord-américaines. L'accent est mis d'emblée sur la première Ève qui aurait réclamé l'égalité à Adam en raison du fait qu'ils venaient tous deux de la terre.
Dans une perspective détachée du religieux, Lilith sert aussi à repenser la place des hommes et des femmes dans la société et les rôles différenciés qui leur sont attribués en raison de leur sexe. Le propos est davantage centré par exemple en Israël, dans une perspective séculière, sur la répression de la sexualité féminine, arme absolue déployée par la religion monothéiste pour conjurer la peur des hommes à l'égard du féminin.
En France, des féministes dans les années 70 comme Mariella Righini la considère comme une créature somptueuse, féminine et singulière, née à égalité avec Adam et qui est notre mère à toutes, notre vraie filiation. L'histoire nous aurait abusées avec Eve. Ceci n'est pas sans faire songer à Monique Wittig qui dans l’épopée des "Guérillères" met en scène une prise de conscience collective. Après avoir été dépossédées du Logos, privées de passé et d’avenir, cantonnées à la sphère domestique, les femmes décident de rompre avec l’ordre masculin conventionnel. Elles initient alors une guerre des sexes qui aboutit à une réconciliation heureuse où ce sont "elles" qui désormais inventent le monde, "disent" "les termes qui les décrivent." Les femmes choisissent avec les hommes "des noms pour ce qui les entoure", les invitant à goûter la beauté sensible de la Nature, à "apprécier la douceur du climat, identique suivant les saisons, que les jours et les nuits ne font pas varier."
D'autres féministes font de Lilith le symbole du refus douloureux de la maternité et de l'opprobre social généré par ce choix de ne pas faire d'enfants. Chez d'autres écrivaines, Lilith apparaît aussi comme la quintessence de celles qui sont opprimées mais qui dépassent leur souffrance et se révoltent comme dans l'oeuvre théâtrale de l'iranienne Réza Barahéni qui renoue avec la Lilith d'avant la Bible loin des échos parfois déformés d'aujourd'hui, à l'oeuvre dans la culture populaire.
Ainsi, les lectures féminines et féministes du mythe de Lilith nous éloignent du monstre femelle et nous rapprochent d'une figure non liée, profondément humaine, déterminée et douloureuse, puissante et solitaire, qui ne se contente pas de se poser en victime de l'ordre patriarcal mais lutte pour conquérir et asseoir son indépendance envers et contre tout. Aujourd'hui, rançon de son succès, l'on assiste aussi à un affadissement de cette figure désormais assaisonnée à toutes les sauces : pornographique, rock, bande dessinée, chanson française, etc...
Reste que Lilith n'a pas fini de faire parler d'elle et sans doute a-t-elle encore beaucoup à nous apprendre sur l'énergie de la révolte mise au service de la liberté et de l'égalité entre les femmes et les hommes...
© Alexandra Detrais
Bibliographie
"La Bible", traduction oecuménique, Paris, Le Livre de Poche, Ancien Testament vol. 1 et vol. 2,
Remy de Gourmont, "Lilith", Paris, Mercure de France, 1901,
Jacques Bril, "Lilith ou la mère obscure", Paris, Payot, 1981,
Catherine Halpern, Michèle Bitton, "Lilith, l'épouse de Satan", Paris, Larousse, 2010,
Anaïs Nin, "Venus Erotica", Paris, Stock, 1969,
Monique Wittig, "Les Guerrillères", Paris, Minuit, 1969.
Mariella Righini, Ecoute ma différence, Paris, Grasset, 1978.
Vladimir Nabokov, "Lilith" in Poèmes et Problèmes, Paris, Gallimard, 1999,
Alina Reyes, "Lilith", Paris, Robert Laffont, 1999,
Réza Baraheni, "Lilith", Paris, Fayard, 2007.
Joumana Haddad, "Le Retour de Lilith", Paris, L'Inventaire, 2007.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Lilith